Mémoire du 12 janvier 2010

La jeunesse est un phénomène extraordinaire! C’est la joie que nous ressentions deux secondes après les grandes secousses de 16h53. Nous venions d’assister à un phénomène aussi grand que notre force de résiliation et de reconstitution.

Mes amis et moi nous nous sommes vite dit au revoir. Je n’ai plus la mémoire de combien nous étions? Je n’ai plus la mémoire d’où nous nous sommes séparés. Je me souviens seulement que nous étions désormais pressés. Plus parce que nous étions excités par la grandeur du phénomène rare que nous venions d’assister et auquel un petit nombre de personnes seulement ont la chance d’y prendre part pendant leur vie. Mais parce que nous avions à perdre: maisons, familles, amis… On a dû essayé de les joindre au téléphone sans pouvoir atteindre personne. C’est le défaut de communication qui nous alerta en premier sur l’ampleur du phénomène. Mais, personne ne dramatisa.

Mais la catastrophe vint soudain nous saluer. Elle prenait la forme d’un nuage. Allait-on assister à deux phénomènes d’un coup? Serait-ce une maison qui brule? Serait-ce la conséquence de ces quelques instants de tremblement d’une terre si ferme, nous questionnions-nous en notre for intérieur? Et c’est en courant que nous allions constater au fond de la petite ruelle située dans le ventre de Delmas 65 ce qui serait pour nous une sorte de buisson ardent. Pas avec la sagesse d’un Moïse déjà mûr, mais en courant nous allions. Au fur et à mesure que nous nous approchions, nous réalisions que c’était une sorte de fumée bizarre, dense, presque granuleuse. Nous constations à ce moment-là une maison affaissée, mais complètement, à genoux, en prière. A qui demandait-elle pardon? Qui était à l’intérieur? Avait-elle été abandonnée? Etait-elle si vielle et si vide qu’elle nous paraissait ? Pourquoi seulement elle? Et si le phénomène était plus qu’une démonstration extraordinaire de la nature? Et si nos maisons à nous aussi étaient menacées? C’est alors que commença notre terreur, 20 secondes après les premières secousses du séisme.

Les autres ont dû partir une ou deux secondes avant moi. Comme d’habitude je suis le plus lent. C’était moi d’ailleurs qui fût à la queue dans notre première parade pour quitter avec empressement la maison où nous bossions et sauver notre peau lors des premiers frémissements du sol. Heureusement que c’était une maison bien construite qui avait complètement résisté au séisme. Je ne me souviens pas du prénom du camarade qui nous accueillait ce jour-là. On était à la même fac: l’Ecole Infotronique d’Haiti, la meilleure école informatique du pays. Elle se positionnait au sommet d’une des montagnes le plus abruptes de Port-au-Prince, entre Christ-Roi et Lalue. Derrière, il y avait  GOC, la fac connue à l’époque pour les études d’’architecture. J’ai appris, puis vu de mes propres yeux par la suite, que la fac était partie en fumée à l’heure même où, de préférence à y rester, nous nous réunissions en petit groupe chez le camarade pour bosser. Plusieurs mois passaient. Les écoles étaient rouvertes tard, en mai, sous des tentes. Est-ce là d’ailleurs qu’a commencé notre dédramatisation, devenue presqu’attendrissement, pour des mois sans école? J’ai repris sous les tentes jusqu’en août. Je n’ai pas le souvenir d’y avoir revu le camarade. Il a dû donc ne pas continuer les études. Il était déjà marié et père, avec un petit handicap aux pieds, et bien plus âgé que nous. Après le tremblement de terre, beaucoup ont eu également l’opportunité de toute suite quitter le pays. Etait-il du lot de ces chanceux? Plus jamais je ne suis retourné chez lui. Je ne sais plus ce qu’il est devenu. Ma mémoire me fait défaut. Certes, j’ai naturellement une petite mémoire. Mais après certains drames, on coupe inconsciemment des ponts, même innocents. On ne prend plus les mêmes chemins qu’avant. On ne va plus aux mêmes endroits. On efface volontairement certains souvenirs de notre cerveau parce qu’ils sont liés à des expériences trop douloureuses, trop traumatisantes.

Le fait est que je me souviens avoir été seul sur la route du retour. Une marche dans un désert de sable et de sang. Ces éléments, sables et sangs, peignaient beaucoup de personnes sur mon parcours. Je constatais. Je résistais. (Je) résistais à l’effondrement.  Le chemin qui me nécessitait normalement deux tap-taps avec une correspondance ne me paraissait jamais aussi court. Rien ne pouvait arrêter ma marche. Pas même les cris alarmants des gens. Mon objectif: voir et savoir si mon père était vivant! A cette heure, il devait être déjà à la maison. Celle-ci est de trois étages. Elle fait office d’école le matin, et de domicile l’après-midi et le soir. Elle était imposante avec ses couleurs bleu et blancs vifs. Située presqu’à la taille d’une petite colline, on pouvait la voir de loin sur les hauteurs. Mon objectif, c’était de la voir de loin. C’était de savoir qu’on a pas tout perdu. C’était de savoir comment on allait contacter ma mère que je n’arrivais pas à joindre et qui vivais à Léogane. Bien sûr, je ne savais pas encore que le foyer du Mangeur d’hommes se trouvait justement là-bas. Mon objectif, c’était de savoir qui est vivant et qui on va enterrer, et comment on va vivre après ça. Mais je ne me doutait pas que j’allais être SDF avec plein d’autres gens pendant plusieurs mois de ma vie. Je ne savais surtout pas que j’allais dormir à même le sol au milieu de la rue avec de nombreux voisins. Je ne savais pas que les distances et nos barrières si hautes ne nous sépareraient plus, ces voisins et nous, en ces jours de troubles, d’inquiétudes et de prières incessantes. Je ne savais pas que c’était les voisins, autrefois nous portant tant d’estime et que je pourrais avoir regardé de haut, qui allaient nous apporter un bol de soupe mon père et moi, nous prêter leur coin douche pour nous laver, nous prêter des draps et couvertures pour dormir parmi eux au milieu de cette rue mal bétonnée. Je ne savais pas qu’on était aussi petits, et que 12 janvier 2010 allait tant nous unir.

Alors, je ne fais pas de voeux pour 2020, dix ans plus tard. Mais j’essaye de me souvenir. J’ai l’obligation de me souvenir. De me souvenir des morts que je m’empêchai d’aller aider, des rescapés à qui je n’ai pas pu tendre le bras.

Je me souviens qu’on avançait des chiffres plus tard à la radio. Je me souviens de voisins qui allait acheter de l’eau de leur propre argent pour couper la soif de rescapés retrouvés sous les décombres un , deux ou trois jours après. Je me souviens surtout du courage d’une jeunesse qui trouvait quand même la force de sourire et surtout d’aller prêter main forte  pour sauver d’autres gens. Je me souviens que je n’étais pas parmi eux, je me le reproche, je le regrette. Mais je me souviens d’eux, de cette jeunesse courageuse, de cette jeunesse désabusée plus tard, exploitée, violée, mendiant encore leur pain aujourd’hui. Je n’ai pas le droit de les oublier.  Je n’ai pas le droit d’oublier leurs enfants nés dans le drame et la misère la plus atroce. Je me souviens, et je me souviendrai encore. Je retrouverai toute ma mémoire. Co-mmémorons nos morts. Co-mmémorons nos rescapés. Pauvres et moins pauvres, commémorons les tous. Souvenons-nous tous ensemble d’eux!

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