Lundi 11 septembre 2017. Il est 14h 52 en Haïti et il fait encore très chaud. Je rentre de Léogâne, la ville de la reine-cacique Anacaona, ville, située au sud de Port-au-Prince. Je viens tout juste de prendre connaissance de la participation de HAÏTI EN CHŒUR, à la fête des associations de la ville d’Épinay-sous-Sénart. Anne-Marie, la trésorière de l’association, a fait un compte rendu par mail au Conseil d’Administration ; et Aurélie, membre de ce conseil, m’a transmis des photos que j’ai publiées sur la page Facebook de HAÏTI EN CHŒUR. Un travail impeccable !
Je pense à mon retour demain en France. Encore huit heures de vol, me suis-je dis. Néanmoins, j’ai hâte de revoir mes amis et de leur parler de la situation dans mon pays. Certainement c’est un pays à problèmes et qui souffre, mais c’est aussi un pays où le peuple est extrêmement courageux. Ici, on n’est jamais vraiment seul. Le contact humain est si fort qu’on finit par penser qu’il est peut-être imposé. On accorde tellement d’importance au groupe, aux autres, à leurs problèmes… En regardant les choses en face, on se rend vite compte que nos difficultés et nos manques sont insignifiants devant ceux de cette population dépossédée.
Un exemple. J’ai fait une rencontre fascinante à la fin du mois d’août. Une petite fille fascinée par le chant spirituel et la langue française. Elle vit avec ses parents au sud de Port-au-Prince, dans la ville de Léogâne. Elle s’appelle Beltude. C’est une magnifique jeune fille de douze ans. De corpulence bien élancée, elle a une peau noire suave étincelante, des beaux yeux noirs qui illuminent son visage. J’ai été frappé de voir un enfant si chantant. En plus, elle prend l’école très au sérieux. Lorsqu’il s’agit de se défendre, ce qui lui arrive souvent, cette enfant est capable de manier les mots jusqu’à vous fatiguer. À chaque fois, je me dis qu’elle serait une parfaite avocate si elle a la possibilité d’arriver au bout de ses études. J’ai été aussi touché par le fait qu’elle n’avait pas réussi, toute studieuse qu’elle soit, une de ses évaluations scolaires. Alors, elle s’est évidemment défendue du début jusqu’à la fin. J’ai appris alors qu’elle souffrait du cœur. Ses parents n’ont pas assez d’argent pour l’envoyer à l’hôpital et savoir précisément ce qu’elle a. L’année dernière, elle a dû tout de même consulter un médecin à un moment crucial et elle est restée un mois chez elle pour prendre les quelques médicaments que ses parents avaient pu l’acheter.
« Dans ces conditions, dit sont père, je ne peux te blâmer. Mais gare à toi, il faudra remédier à cela l’année prochaine : je veux une moyenne de huit [sur dix]. »
Ce dernier ne travaille pas. Sa femme a un emploi à durée indéterminée dans un champ de légumes. Son salaire ne suffit pourtant pas à nourrir chaque jour ses enfants et à payer leurs frais de scolarité.
Je suis allé chez Beltude. À ma grande surprise, ses parents et elle vivent encore dans un abri fait de morceaux de planches et de vieilles bâches distribuées par l’USAID depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010 qui a détruit leur logement. Chose inimaginable, à vous déposséder de vous-même, lorsque vous voyez l’endroit où cette famille s’est installée et en sachant, qu’en plus, elle n’est pas la seule à vivre dans ces conditions si miséreuses. J’ai fait plusieurs aller-retours à Léogâne. J’ai pu me familiariser beaucoup plus avec cette chanteuse en devenir. Et puis, j’ai vu une vidéo de la fillette en train de chanter. Ce n’est pas époustouflant pour des oreilles françaises. Elle n’est pas non plus une surdouée. Mais ce qui m’a surpris c’est l’histoire de la chanson contée par la grand-mère de la fillette:
« Ce jour-là, on était allé sur la montagne pour prier. Et elle chantait avec tout le monde. Après la prière, elle a continué à chanter toute seule. Et un musicien l’a approché et lui a proposé de l’accompagner avec sa guitare. Il lui a dit: ‘’ suis le rythme de la guitare ’’. Et Beltude a commencé à chanter. Sans rien dans la main. Sans avoir réfléchi. Elle s’est laissé porter par le rythme, et c’était tellement impressionnant qu’on a pris la vidéo. »
Je n’avais pas compris tout de suite ce qu’elle essayait de me dire. Mais, j’ai revu la vidéo, et elle m’a redit l’histoire avec le même enthousiasme. En y prêtant un peu attention, car il fallait lui montrer que j‘accordais de l’importance à ce qu’elle me racontait, j’ai fini par lui poser une ou deux questions. Et c’est là que j’ai compris son enthousiasme. En fait, la fille ne faisait pas que chanter sur la vidéo, elle composait. Le guitariste lui a mis un rythme, elle l’a assimilé et a mis des mots là-dessus, ses propres mots pensés au moment même où ils sont dits. Je ne suis pas du tout mélomane, mais cela, je le trouve extraordinaire.
La chanson était évidemment en haïtien. Les mots utilisés et les images choisies par Beltude sont de son âge. Ils se réfèrent à l’esclavage des Israélites en Egypte et leur salut accompli par Dieu. Mais, ils se réfèrent de façon actualisée dans sa vie à la maltraitance des enfants en général en Haïti, et à l’expérience du fouet qu’elle fait avec ses parents. Aussi, Dieu l’a délivré, et si ce n’était Lui, on lui aurait « toupizi ». Au début, lorsque je voyais la vidéo, il m’était impossible d’avancer et de finir de la visionner tellement ce mot « toupizi » est bizarre à cet endroit et dans la chanson. Je rigolais, c’était marrant. A la suite de l’histoire désormais comprise de la grand-mère, j’étais étonné de constater, à travers l’expression innocente d’un enfant qui chante la gloire de Dieu, la place que prenait dans l’inconscient de l’enfant, dans la mémoire et la psychologie sociale du peuple haïtien, l’aliénation de l’esclavage. Beltude m’a ensuite confirmé qu’elle a improvisé les parole de la chanson et que les paroles lui venaient, comme ça. Désormais d’ailleurs, sa grand-mère lui a assigné une tâche :
« il faut que tu cherches un cahier et que tu prennes le temps de réfléchir à des chants, ou bien, attendre qu’elles viennent dans ta tête et que tu les écrives sur un cahier ».
Son papa renchérit: « je t’aiderai à corriger par la suite ». Et moi de dire :
« ça, c’est un talent à encourager, un enfant à encadrer, un avenir à garantir, et peut-être même, un petit prodige que HAÏTI EN CHŒUR peut faire éclore ».
Voilà donc ce que je laisse derrière moi. Ces enfants malchanceux posent pour moi un devoir humaniste, et ils me sont un motif d’exode, un impératif d’amour.
Martin Dumais